CAA et adultes en établissement : conseils d’une orthophoniste expérimentée
Si une personne ne parle pas ou a un langage oral limité, elle aura besoin de moyens de communication alternative et améliorée pour arriver à exprimer tout ce qu’elle a à dire. La nécessité de la mise en place de ces moyens ne fait plus débat. C’est une question de droit et d’éthique. Cependant, pour des adultes qui vivent en établissement, la mise en place de moyens de CAA pose certaines questions et relèvent parfois des doutes : si l’adulte n’a jamais eu de moyen de CAA, peut-il encore apprendre à s’en servir ? Dans les structures adultes, le taux d’encadrement est beaucoup plus faible que chez les enfants, comment trouver le temps nécessaire pour accompagner les apprentissages ?
Frédérique Rocher, orthophoniste et formatrice CAA, Makaton et Talking Mats, travaille avec un public d’adultes en situation de handicap de communication depuis presque 25 ans. Dans cet interview avec Lynn Dew, Fred nous partage son expérience au Centre d’accueil spécialisé de Forcalquier. Des projets concrets, des outils, des réussites, et surtout des conseils très précieux pour se lancer, avancer… et y croire.
Pourquoi est-ce si important de mettre en place la CAA chez les personnes adultes ?
Parce qu’ils ont des trucs à dire !! Et la CAA, ça marche vraiment, mais vraiment avec ce public là. C’est des personnes à qui on n’a souvent jamais rien proposé. Mais ils ont la capacité de s’en saisir rapidement… ça peut être des petites choses, faire un choix, donner son avis. Pour d’autres, il s’agit de pouvoir dire ce qui leur arrive.
Je pense à P., un monsieur non-oralisant de 75 ans. Il n’a jamais pu parler, du fait de sa paralysie cérébrale. Mais à plus de 70 ans, il a pu investir dans un iPad et il sait maintenant bien s’en servir. Il a appris à s’en servir facilement : l’apprentissage d’une tablette est somme toute assez intuitif. Lors d’une hospitalisation récente, il a pu dire aux médecins qu’il voulait vivre. Qu’il voulait que l’équipe aille jusqu’au bout pour le sauver. Quoi de plus important ?
Et on ne peut pas nuire en faisant cela. Mettre en place, accompagner l’utilisation de la CAA, c’est un temps d’attention, d’échange. Ça ne peut que faire du bien.
Comment te positionnes-tu dans les projets de communication dans ton établissement ?
Nous faisons face à une demande énorme avec parfois peu de moyens… 2 ipads pour 200 résidents, pour vous donner une idée. Au départ je voulais créer, fournir les supports pour les équipes sur un modèle plutôt descendant. Je peux vous dire que ça n’a pas fonctionné ! Ce qu’il faut, c’est vraiment prendre le temps de gagner la confiance de l’équipe, de proposer des projets engageants, fun, fédérateurs et d’être toujours disponible pour soutenir l’adaptation des projets proposés par les collègues. En proposant un modèle ascendant, c’est à dire que les projets émanent des équipes et des besoins, on part d’une demande de terrain, on s’engage tous ensemble, on avance ainsi…
Au départ, certains collègues avaient du mal à voir l’intérêt des outils de communication, ils connaissaient les résidents depuis tellement longtemps. Mais à force de voir les petits progrès, ils constatent les bienfaits de la CAA pour les personnes qu’ils accompagnent. Il ne faut pas l’oublier… la communication n’est pas l’activité, c’est présent sur tous les temps…
Quels sont les projets qui ont eu le plus de succès chez vous ?
Qu’est-ce que l’on n’a pas essayé ! On a fait des projets de chant en partenariat avec des écoles et chorales locales, une kermesse autodéterminée où les résidents non-oralisants sont allés dans le village pour demander des lots aux commerçants (avec la CAA, forcément !), du fauteuil ski, de la cueillette d’olives, un projet de correspondance, du karaoké, des lotos, des jeux de piste… chaque projet ou activité ouvre des opportunités de communication. Des projets motivants, ludiques… ça plaît aux résidents et ça motive les collègues. De plus en plus, les idées de projets viennent d’eux.
Par contre, il n’y a pas d’atelier de communication ni de prise en charge individuelle. On travaille en groupe et autour de projets qui ont du sens pour les personnes. En fait, on ne “travaille” pas, on vit….
Comment faire pour donner envie aux équipes de soutenir les projets de CAA ?
Au début d’un projet de communication, il y a beaucoup de peurs… d’être jugé, de ne pas avoir le temps, de ne pas savoir faire. On a parfois peur que ce soit “trop tard”, que si la personne avait dû apprendre, elle l’aurait fait depuis longtemps. Parfois il y a une réticence à mettre les outils à disposition par peur qu’ils soient abîmés, mais on peut les rassurer en leur rappelant que le plus important c’est quand même que ça serve ! Certains pensent que ce sera trop compliqué pour les résidents, jusqu’à ce qu’ils fassent leurs preuves.
Quand une résidente a pu dévoiler une situation d’agression sexuelle, quand un autre a pu dire comment il voulait passer le weekend (avec sa chérie), on voit à quel point ces moyens de communication sont devenus essentiels pour les personnes accompagnées. Pour une autre dame atteinte d’une maladie neurodégénérative, il a été tellement important qu’elle dise comment elle voulait être accompagnée en fin de vie. C’est parlant pour les équipes qui accompagnent les résidents au quotidien, de voir l’impact sur leur qualité de vie.
Il faut aussi transmettre l’approche à toute l’équipe pluridisciplinaire, extérieure donc au quotidien des résidents et donc ne faisant pas partie des projets que nous menons. Comment faire ?
Nous avons trouvé quelques idées, comme prendre 5 minutes pour signer, jouer, pratiquer au début de chaque réunion de service, afficher le signe de la semaine, les faire participer au cahier de vie, mettre en place des supports CAA pour animer les réunions… ça reste ludique et léger, et par la suite, ils transmettent ce qu’ils apprennent au quotidien.
Il faut de la confiance mutuelle et du respect pour le temps nécessaire pour le changement de pratiques. Nous avons tous besoin d’être valorisés dans ce que nous faisons.
Quels sont les piliers sur lesquels vous vous appuyez pour la mise en place de CAA chez les adultes ?
Leurs progrès et les petites réussites, clairement. La mise en place de la CAA chez l’adulte est très différente par rapport à un enfant. L’adulte a déjà beaucoup de mots dans sa tête, il a déjà du sens, de la syntaxe, des mots, des expériences de vie, il sait ce qu’il veut dire. On n’a pas besoin de montrer un pictogramme à la fois, d’augmenter progressivement comme avec un enfant qui construit sa compréhension du monde. Pour l’adulte, il aura plus rapidement besoin de compétences opérationnelles, de savoir gérer le son de son dispositif par exemple, de savoir le charger, de connaître les chemins pour trouver son message.
Nous avons aussi besoin du soutien de la direction. La CAA doit être inscrite comme partie intégrale du projet d’établissement. Cela aide d’avoir un directeur qui dit oui à toutes les idées de projets, qui valorise le travail des équipes ! Une vraie prise en compte de la voix des résidents passe par l’adaptation des supports pour les projets personnalisés. Chez nous, tout a été adapté en Talking Mats, ou tapis de discussion, afin que les résidents puissent vraiment comprendre les enjeux et donner leur avis. Les évaluateurs externes ont reconnu et valorisé ce travail, ce qui est important aussi.
Je m’appuie aussi systématiquement sur les parents ou les familles, quand c’est possible. C’est important de prendre le temps de les connaître, de savoir ce qui a déjà été tenté, s’ils ont envie de participer à la construction d’outils. Il faut des regards croisés, de compléter des grilles d’observation. Ils connaissent tellement bien leur enfant, ils ont des informations précieuses à partager. Les pairs sont aussi d’une grande aide, notamment les amoureux/amoureuses… ils arrivent à motiver la communication comme aucun professionnel ne peut le faire ! “Allez doudou, vas-y, tu vas le trouver le mot.”
Quels outils de CAA sont utilisés chez vous ?
Parmi les outils fonctionnels les plus utiles, il y a les emplois du temps pour savoir qui fait quoi, des tableaux géants, les menus de la semaine en pictogrammes, et un planning de quels professionnels travaillent. Cela rend les résidents plus autonomes et cela permet de rassurer sur des sources d’inquiétude et de questions fréquentes. Nous utilisons les mêmes pictogrammes (PCS) sur tous les supports, ce qui aide à la cohérence. Si nous accueillons une personne habituée à d’autres pictogrammes, nous nous adaptons.
Pour ce qui est des outils plus complets, ou “linguistiquement robustes”, il y a un classeur PODD sur chaque unité. Il s’agit d’un classeur adapté à leur quotidien d’adulte (ce qui a nécessité un travail d’adaptation important). Le classeur papier a certains avantages pour une utilisation collective et chacun peut l’explorer et papoter avec. Nous avons deux ipad et une commande oculaire dans le service qui permet de faire des essais aussi. Ensuite, de plus en plus de résidents ont un outil individuel, financé par leurs propres moyens et/ou par la MDPH. A ce jour, toutes les demandes de financement de dispositif de CAA ont été acceptées. En 4 ans, nous avons fait beaucoup de chemin et c’est loin d’être fini.
Qu’aimeriez-vous dire à des professionnels qui travaillent en milieu adulte et qui hésitent à mettre en place la CAA ?
Allez-y ! Même sans une orthophoniste dans l’équipe, on peut faire des choses. Mais il faut incontestablement quelqu’un dans l’équipe qui connaisse très bien la CAA, et aussi qui ait une bonne connaissance du secteur adulte. Il faut être costaud, pour porter le projet, motiver les collègues qui sont pas ou peu formés. Le côté éthique et théorique de la CAA n’est pas forcément porteur pour certains. Il faut que ce soit fun !
Je dirais qu’il faut bien s’entourer, trouver des alliés. Il y a des professionnels qui sont là depuis très longtemps qui peuvent être réticents, mais ils peuvent devenir les meilleurs alliés par la suite. Il faut y aller en douceur, faire confiance aux connaissances de chacun et prendre plaisir dans ce que l’on fait. Et fêter chaque petite réussite !
Le chemin est long, lent, c’est vrai, mais j’ai le sentiment de ne pas avoir dévié, malgré les obstacles, et d’avoir monté dans mon fourgon des partenaires qui sont essentiels pour la réussite du projet.
Nous remercions chaleureusement Frédérique Rocher d’avoir partagé son expérience si riche. Pour découvrir le fruit de certains de ses projets CAA, nous vous conseillons ces vidéos qui font du bien !
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